Sonia Lavadinho : "Les villes doivent développer des mobilités qui mélangent les modes de transport"

Interview

Sonia Lavadinho est la spécialiste internationale des questions de mobilité et de leurs implications sur les transformations urbaines. En 2012, elle fonde le cabinet Bfluid, avec qui elle accompagne des villes-monde comme Paris (stratégie Paris piéton), Buenos Aires (« Ciudad amigalbe ») ou Montréal (programme d’aménagement d’espaces publics temporaires). À la fois, géographe, sociologue et anthropologue, elle nous partage sa hauteur de vue sur les questions de « multimodalité » et de « marchabilité » pour ce Paris Workplace 2018.

Pour vous, la meilleure manière de répondre aux problématiques de temps de trajet est de développer une ville « multimodale »...

L’enjeu majeur des villes est de développer des mobilités mélangeant les différents modes de transport. La Suède ou le Danemark ont par exemple développé des « super-connecteurs », des espaces qui font la liaison entre un hub de transports et des bureaux et permettent de se rendre au travail à pied ou à vélo. Les salariés de ces villes sont souvent à 10 km ou plus de leurs bureaux, mais leur urbanisme favorise différents modes de transport : le train sur 9 km par exemple, puis un « super-connecteur », une berge ou un parc, pour le dernier kilomètre de marche, de roller ou de vélo. Cela demande un engagement des villes sur des politiques de long terme, car les bénéfices ne sont visibles qu’au bout de cinq ans. Mais les résultats sont bien là : en marchant, on déstresse, on est plus libre, on est plus actif et donc en meilleure santé.

La mobilité est l’élément le plus important pour l’attractivité économique de Paris selon les Franciliens.

Mais est-ce imaginable à Paris ?

En France, on a considéré que la marche et le vélo étaient bons pour les trajets de loisir. En conséquence, les personnes qui travaillent en périphérie doivent prendre le RER, le train ou la voiture pour aller travailler. C’est tout l’inverse de pays comme la Norvège, avec Oslo, ou l’Espagne, avec Barcelone, qui ont développé de vrais pôles d’attractivité et de loisirs en première ou deuxième couronne, où on peut se déplacer à pied ou à vélo.

J’ai travaillé sur la stratégie Paris piéton. C’est une ville très bâtie, très minérale, mais elle possède aussi des espaces verts et des trames bleues. Or, on voit bien qu’une ville très minérale comme Stockholm, arrive, grâce à la qualité des espaces publics, à favoriser la proximité ET les logiques de long cours grâce à des « super-connecteurs ». Les entreprises devraient faire plus de lobby pour favoriser l’interface « super-connecteurs » / transports publics, car on se rend compte que les salariés à moins de 10 minutes d’un parc sont plus productifs et plus heureux. Il faut favoriser ce qu’on appelle « la deuxième peau du parc », c’est-à-dire les espaces ludiques, les terrasses... qui le prolongent (une deuxième « membrane »), qui permettent de créer des zones de rencontre et de sociabilités et de mettre le corps en mouvement.

En somme, pour des trajets inférieurs à 60 minutes, c’est moins le temps de trajet qui importe que sa qualité...

Nous avons un arbitrage quotidien à faire entre immobilité et mobilité. Nous choisissons souvent l’immobilité, car elle nous coûte moins cher en termes d’énergie dépensée (énergie physique, concentration mentale...). J’habite chaque lieu où je suis, y compris pour les transports : c’est l’habitabilité. Cette habitabilité se résume à une alternative simple : Suis-je bien où je suis / est-ce que je serais mieux ailleurs ?

« Nous avons un arbitrage quotidien à faire entre immobilité et mobilité. Nous choisissons souvent l’immobilité, car elle nous coûte moins cher en termes d’énergie dépensée. »

Or, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, nous sommes arrivés à une convergence mobilité / habitabilité. En Suisse, on voit régulièrement des personnes qui préfèrent sur un trajet Lausanne-Genève prendre un train qui marquera de nombreux arrêts (46 minutes) à la ligne directe (31 minutes). Pourquoi ? Parce que le train a été modernisé et que le bien-être dans la bulle de déplacement vaut plus que le temps passé. Il devient du temps plein pendant lequel on peut travailler, et non plus du temps perdu. Le transport est devenu « habitable ». C’est toute la question qui va se poser avec la voiture autonome : à partir du moment où je ne conduis plus, je me libère du temps. Comment vais-je « habiter » ce temps ?

Plus on est mobile, plus on est ouvert aux autres

L’étude montre clairement que plus les salariés sont mobiles, plus ils sont ouverts. Comment expliquez-vous ce phénomène ?

Les personnes les plus mobiles croisent plus de gens. Ils développent des compétences de sociabilité et de nouvelles façons d’entrer en interaction avec les autres. Avant le développement des métropoles et des villes, la méfiance entre individus qui ne se connaissaient pas était la norme. Les personnes qui vivent dans les grands centres urbains ont dû changer leur fusil d’épaule, car l’humain ne peut pas faire de filiation au-delà de 500 individus et, en ville, nous croisons chaque jour 10 000 personnes en moyenne. La confiance est une question de survie : imaginez la surcharge cognitive s’il fallait se méfier de chaque personne que l’on rencontre...

Cette mobilité et cette ouverture aux autres semblent même générer des opportunités business

Elles sont même cruciales dans une économie collaborative où l’échange des idées est corrélé aux possibilités de sociabiliser. De manière générale, plus on actionne les liens faibles, plus on multiplie les opportunités. Cela a été démontré par la théorie des réseaux : c’est plutôt dans les 2e ou 3e cercles que l’on trouve des opportunités. Au-delà de la quantité des lieux fréquentés, c’est donc leur diversité qui est cruciale. Les entreprises, au lieu d’augmenter leur nombre de filiales, devraient proposer à leurs salariés de travailler dans des espaces plus variés : tiers-lieux, parcs, cafés...

Effet cluster : les salariés mobiles veulent rester proches de leurs réseaux

Mais n**’est-ce pas paradoxal que les « super-mobiles » soient plus attachés à leurs bureaux que le reste des salariés, alors qu’ils y sont moins souvent ?**

Plus vous êtes mobiles et plus vous aurez besoin de lieux fermés. C’est la théorie du « prospect and refuge », qui fait que par exemple, dans un restaurant, nous aimons être dos à un mur, mais voir toute la salle. Un salarié « super-mobiles » doit pouvoir disposer de bulles silences / de lieux clos pour s’isoler et se ressourcer.

De plus, tous les lieux sont en compétition pour notre temps disponible ; et les bureaux ne font pas exception. Si les lieux (et donc les temps) de loisirs sont plus attractifs, on les préfèrera au temps au bureau et au temps à la maison. Les « super-mobiles » sont une population qui favorise les bureaux où elle se sent bien. Les entreprises qui les recrutent l’ont intégré et ont adapté leurs locaux en conséquence.

C’est une forme de mise en garde : les bureaux fixes qui ne se transformeront pas en termes d’adaptabilité sont des actifs immobiliers qui ne vaudront plus grand chose dans vingt ans.