Éric Singler : « Le nudge modifie l’environnement pour influencer les comportements des salariés »

Interview

Éric Singler est Directeur Général du groupe BVA, en charge de la BVA Nudge Unit. Il est l’auteur de plusieurs livres, dont Nudge Management. Ses équipes ont notamment travaillé sur Bridge, le futur siège d’Orange et sur des immeubles d’habitation. Il explique comment l’aménagement des bureaux influence le comportement des salariés.

Photographie de Éric Singler

Éric Singler

À quel niveau est le « moral » des salariés français aujourd’hui ?

L’institut de sondage Gallup suit depuis plusieurs années le niveau d’engagement des salariés dans le monde. Les résultats sont globalement mauvais, mais avec une mention spéciale pour la France : seulement 6 % des salariés sont engagés au travail, un cinquième des salariés français se disent « désengagés », tandis que la majorité est « non-engagée » (= détachée de son travail). Il y a un vrai fossé entre le discours sur l’attention au bien-être porté par certains CEO et la réalité vécue par les salariés.

Alors, comment créer de l’engagement ? Contrairement à ce que la théorie de l’homo economicus a longtemps laissé croire – surtout au pays de Descartes – , l’homme n’est pas un être rationnel. La carotte et le bâton ne sont pas ses principaux aiguillons. Plus de 40 ans d’expérimentations et de recherches en Sciences comportementales (dont les Prix Nobel comme Daniel Kahneman et Richard Thaler) ont profondément renouvelé notre vision : nous sommes des êtres complexes, éminemment sociaux, émotionnels, influencés par des biais cognitifs et le contexte environnant. L’engagement passe par un mélange d’intérêt, de reconnaissance, d’autonomie, de maîtrise, d’accomplissement dans le travail, d’appartenance à un collectif, mais aussi de camaraderie. Parmi 12 critères testés par Gallup, le fait d’avoir des amis dans l’organisation est le plus corrélé à la fidélité à celle-ci. C’est donc un ensemble très subtil qui va donner du sens à votre métier et créer de l’engagement.

Il y a quasiment une corrélation entre le nombre d’amis que vous avez et la fidélité à votre employeur.

Ce désengagement général est paradoxal à l’heure où on parle beaucoup de transformation des organisations…

La transformation est un défi redoutable car l’humain n’aime pas le changement. C’est ce que l’on appelle le « biais de statu quo ». On se sent bien avec ce qui nous est familier, alors que le changement génère du stress. Ce biais se double d’un second redoutable pour toute transformation : l’aversion à la perte. Il s’agit d’une tendance naturelle, non consciente, à réagir très négativement à tout ce qui peut être perçu comme une perte par rapport à la situation actuelle. La combinaison des deux explique les résultats mesurés par McKinsey : 70% des plans de transformation sont des échecs. Il ne faut pas simplement informer, expliquer et convaincre. Il faut surtout donner envie, impliquer, accompagner, combattre les peurs en mettant en avant les avantages individuels.

Nous avons besoin de ce que la Professeure d’Harvard Amy Edmondson nomme la « psychological safety ». Si on veut avoir des salariés engagés, il faut un écosystème (physique et mental) où l’on se sent psychologiquement en sécurité. Le flex-office sauvage est un exemple de tout ce qu’il ne faut pas faire : c’est le changement permanent, et on se rend compte que beaucoup de salariés finissent par s’installer à la même place. On a besoin de repères et de continuité.

Face à cela, vous proposez une approche fondée sur l’économie comportementale, le « nudge » ? En quoi ça consiste ?

Le nudge (« coup de pouce » en anglais) est une approche qui a révolutionné l’univers des politiques publiques et commence à atteindre les entreprises les plus innovantes comme Google. Il vise à concevoir des environnements qui incitent à l’adoption de nouveaux comportements individuels et collectifs (innover, apprendre, communiquer…). L’approche se fonde sur une compréhension approfondie des facteurs d’influence des comportements humains : nous sommes irrationnels, mais notre irrationalité est prévisible lorsque l’on connait les biais qui motivent nos décisions. Par exemple : Pourquoi y a-t-il de l’obésité ? Pourquoi y a-t-il toujours autant de fumeurs alors que l’on connaît les effets néfastes pour la santé ? C’est ce que l’on appelle le « biais du temps présent » : on préfère un avantage immédiat à un gain sur le long terme.

Le nudge (…) sert à transformer un comportement A en comportement B. Il modifie l’environnement (…) pour influencer, les choix disponibles.

Concrètement, comment fonctionne le nudge, adapté à l’environnement de travail ?

Nous sommes passés de l’économie de la production de masse (Ford, Taylor…), où les process sont clefs, à une économie de la connaissance au sein de laquelle l’intelligence de chacun prime. Le Taylorisme et les process sont très efficaces pour les tâches répétitives, mais pour stimuler l’intelligence, résoudre un problème… l’absence d’engagement tue. Il faut donc créer les conditions de cet engagement, créer de l’envie, de la rencontre, de la surprise... À ce titre, l’environnement physique est un levier de transformation. Pour Bridge d’Orange, par exemple, l’espace physique cherche à favoriser la coopération et la rencontre entre les collaborateurs.

Tout compte : les matériaux, les couleurs, les odeurs, l’ambiance sonore, les flux de déplacement, le mobilier… Il y a des « règles » universelles. Par exemple, le contact avec la nature crée du bien -être, les tables rondes dans une salle de créativité ou de réunion diminuent le risque conflictuel (versus des tables rectangulaires), etc. Les open spaces sont autant des machines à communiquer que des espaces d’interruption et de perte de concentration. Or, lorsque vous êtes interrompu pendant 30 secondes, il faut en moyenne 15 minutes pour réussir à retrouver votre niveau de concentration antérieur. Donc, si on prévoit d’installer des open spaces, il faut les coupler avec des salles qui permettent de s’isoler. Mais au-delà de ces règles universelles, il est fondamental d’observer les usages au sein d’une entreprise pour s’adapter à ses pratiques et ses objectifs.

Bien sûr, l’environnement physique ne fait pas tout. C’est très bien de mettre un babyfoot dans le hall d’entrée, mais il faut une « autorisation mentale », il faut que des chefs y jouent pour que les salariés se sentent autorisés à le faire. De la même façon, si vous mettez à disposition des cafétérias d’étage, c’est très bien, mais si votre manager vous dit après « encore en train de glander ? », même pour rire, ça ne fonctionne pas. C’est ça l’environnement psychologique.

Éric Singler, DG de BVA

Laurie Santos, Professeur à Yale, a démontré que c’est moins le salaire dans l’absolu qui importe (= combien on gagne), que la façon dont on se situe par rapport à ses amis et ses collègues. Une étude menée par le prix Nobel d’économie, Daniel Kahneman, et Angus Deaton, aux États-Unis, a conclu qu’au-delà de 75 000 dollars de revenu par an, la corrélation entre l’argent et le bonheur est faible. Car cette somme suffit à remplir la plupart des besoins (bien-être émotionnel, physique, loisirs). Au-delà, le gain est limité.