Général Pierre de Villiers : « Et si on se parlait ? C’est un enjeu qui dépasse largement le monde de l’entreprise. »

Interview

Le Général Pierre de Villiers a été à la tête de 250 000 hommes et femmes en tant que Chef d’État-major des Armées. Aujourd’hui, il partage son temps entre le conseil aux dirigeants et l’écriture. Il vient témoigner, en tant qu’invité d’honneur de cette édition 2019, de la crise du collectif que nous traversons aujourd’hui.

Général Pierre de Villiers

Général de Villiers © Stephan Gladieu

Quand nous vous avons rencontré, en avril dernier, vous avez été frappé par le titre de l’étude, « Et si on se parlait ? »…

Le titre parle de lui-même et l’enjeu dépasse largement le monde de l’entreprise. C’est LE défi du XXIème siècle. Que vois-je quand je regarde la France aujourd’hui ? Gilets jaunes, habitants des banlieues, urbains et ruraux… Des personnes qui ne se parlent plus assez et qui ne se comprennent pas toujours.

Face à toutes les fractures actuelles, nous devons remettre la personne au cœur de nos préoccupations personnelles et professionnelles, au cœur de notre société, au cœur des pensées de tous les dirigeants. Car les grands projets se construisent avec les hommes, le regard, la parole, les tripes, le cœur… La qualité intellectuelle, c’est bien, la qualité de dialogue et d’adhésion, c’est beaucoup mieux.

Vous avez été l’homme du déménagement des États-majors à Balard. À quels objectifs répondait-il ?

Au fil de mes affectations militaires, j’ai acquis une conviction profonde : les lieux commandent l’efficacité. L’infrastructure conditionne l’ambiance, la qualité du travail et donc la performance. On retrouve quelques constantes : il faut notamment créer des espaces de convivialité aux carrefours stratégiques pour que les personnes puissent plus facilement s’y retrouver et se parler. Les entreprises qui réussiront sont celles qui l’auront pris en compte.

Les lieux commandent l’efficacité.

Balard répondait à un besoin fondamental : rassembler les 9 300 personnes des différents États-majors (Marine, Terre, Air). Cela permet désormais d’avoir sur un même lieu les décideurs et les différentes expertises pour trouver des synergies et gagner en efficacité. Si je devais le refaire aujourd’hui, j’ajouterais encore plus d’espaces de convivialité, un bar notamment, pour permettre aux militaires de se rassembler toujours plus souvent...

LES 3 GRANDS DÉFIS DU CHEF EN 2019

Défi n° 1 : L’individualisme, plaie du management moderne

L’individualisme, accéléré par le technologisme, est un phénomène auquel tout dirigeant doit être attentif pour l’unité d’un groupe. Je me souviens du Kosovo en 1999. Après chaque opération, les soldats rentraient à la base et se retrouvaient au foyer pour boire un verre et décompresser. En 2007, en Afghanistan, les opérations étaient encore plus dures, avec des blessés et des morts, mais les militaires passaient plus de temps sur leurs écrans au retour. Cette anecdote témoigne du changement intervenu en moins de dix ans. Ce n’est toutefois pas inéluctable. Dans l’armée, on a travaillé dessus, par le football par exemple.

Défi n° 2 : Le temps s’accélère, le temps presse, le temps stresse

Un dirigeant ne doit pas se laisser submerger par le court-termisme et l’obsession de la performance immédiate. Fondamentalement, c’est une erreur stratégique, au sens premier : la stratégie, c’est le sens du temps long. Avoir une vision à partir de laquelle on fixe un cap est vital pour fédérer les équipes et créer des synergies. Dans l’armée, si on ne sait pas instaurer un dialogue autour d’un objectif, s’il n’existe pas ce lien qui nous unit au reste de la Nation, comment voulez-vous que des militaires soient prêts à conduire leur mission jusqu’au sacrifice suprême pour la France ?

Défi n° 3 : La crise de l’autorité

Il faut restaurer le lien parfois abimé entre le chef et ses collaborateurs en réinstaurant de la confiance, c’est-à-dire de l’obéissance d’amitié, lorsque l’adhésion l’emporte sur la contrainte. Autorité vient du latin auctoritas. Cela veut dire « augmenter », faire grandir, faire jaillir les solutions de l’exécution. Un bon chef ne reste pas à son bureau mais va sur le terrain, pour rester en prise avec les difficultés. A la fin de mes journées, je prenais par exemple dix minutes pour me remémorer chaque personne que j’avais rencontrée. Qui est-elle ? Que m’a-t-elle dit ? Que m’a-t-elle appris ? Que puis-je faire pour elle ? C’est un exercice essentiel, car la vraie richesse est chez les autres.