Patrick Jouin et Sanjit Manku : « On a oublié que nous étions des animaux grégaires »

Interview

Designer d’objets et d’espaces, Patrick Jouin est associé avec Sanjit Manku depuis 2006. On doit à l’agence Jouin Manku les restaurants d’Alain Ducasse, notamment au Plaza Athénée, ou encore les boutiques Van Cleef & Arpels. On les retrouve aujourd’hui dans le réaménagement de la Gare Montparnasse. Patrick Jouin intervient également dans l’espace public, il travaille actuellement à concevoir le mobilier des 68 gares du Grand Paris Express.

Photographie de Patrick Jouin et Sanjit Manku

Patrick Jouin et Sanjit Manku

Le travail collectif, au fondement de l’humain

Pourquoi travaille-t-on ? C’est la première question à se poser. Pour gagner son pain quotidien ? Ce n’est pas seulement ça, car s’il n’y avait pas l’argent, nous ferions quand même quelque chose (cf. ceux qui ne « travaillent » pas : ils ont des actions sociales, domestiques…). L’humain a un besoin inné de faire, et de faire avec, de participer, d’être ensemble. Nous sommes des animaux grégaires, et à ce titre, nous nous réalisons à travers un projet commun. Le travail en entreprise doit donc à la fois prendre en compte le travail de chacun et le collectif qui le réalise. On s’accomplit à travers ce que l’on fait. C’est la raison d’être du travail. C’est la réaction immédiate à la catastrophe de Notre-Dame : on se met ensemble pour faire quelque chose.

Revenir à l’animalité de l’homme dans la conception des espaces

Une fois que l’on a posé ce constat, on comprend mieux pourquoi l’isolement est un tel fléau pour l’Homme. Il y a deux réponses à y apporter. La première est managériale, la seconde est immobilière.

Dans un cas comme dans l’autre, on a oublié que l’on était avant tout des animaux. Tout a été rationalisé et normé à l’extrême. Les directives liées au travail font que tout se ressemble. Les gabarits de bureaux sont faits sur une norme de six mètres. Puis un espace de circulation. Puis une salle de réunion. Et on recommence. Conséquence : on génère de l’ennui et du stress.

Il faut casser tout cela. Recréer du chaos, de la surprise, de l’imprévu, de l’impromptu. La créativité jaillit des rencontres informelles et non-prévues, du couloir, de l’escalier, du palier, de l’ascenseur. Ces zones de flux sont essentielles, et il faut les aménager en conséquence, prévoir des lieux de rencontres spontanées, adopter des formes plus proches du corps, moins anguleuses, plus soft.

Se sentir en sécurité

Notre premier réflexe reptilien est de chercher la sécurité. C’est un instinct clé à prendre en compte dans la conception d’espaces. On se sent d’abord en danger quand on ne sait pas par où s’échapper. Quand on rentre dans un restaurant où toutes les tables sont libres, où veut-on s’asseoir ? Spontanément, ce sera dos au mur, parce que l’on ne veut pas que l’on nous attaque. En même temps, nous souhaitons aussi être vus, être reconnus.

Notre premier réflexe reptilien est de chercher la sécurité. C’est un instinct clé à prendre en compte dans la conception d’espaces.

En tant que designer, on navigue entre toutes ces contradictions et on essaye de les concilier. Les plus mauvaises tables de bureau sont souvent celles qui sont au centre, il faut donc aménager en conséquence : des positions basses (chaises, tabourets, fauteuils) sur les côtés, car on se sent en sécurité ; du mobilier haut au centre, parce qu’instinctivement l’humain veut être en position de fuir le plus rapidement possible.

Cela engendre d’autres réflexions :

  • On va travailler sur les hauteurs : en dessous de 2 m 70, on commence à se sentir mal, on étouffe ;
  • On va également essayer d’amener un maximum de lumière du jour. Naturellement, on a envie d’aller vers elle, pour être au contact des éléments, du ciel… et de voir ce qui se passe autour.

Si on veut conserver des open spaces, il faut les aménager en conséquence. « Le meilleur open space qu’il nous ait été donné de voir était celui de Frank Lloyd Wright pour le building Johnson Wag (Wisconsin). C’est l’archétype de ce que devrait être le bureau moderne : beaucoup de lumière zénithale et adoucie, de la hauteur sous plafond et des piliers qui rythment l’espace pour donner des repères.

Le besoin d’intime

En tant qu’humain, on a aussi besoin d’intimité, de petits espaces où on peut s’isoler, se réfugier : la cabane, le lit, sous la table avec un drap, la voiture. Il génère de la sécurité et du bien-être. Le lieu par excellence où aimait se ressourcer et travailler Le Corbusier était une petite baraque en bois, à côté de la Méditerranée. Ma rencontre avec James P Keane, PDG de Steelcase, m’a par exemple impressionné. Son bureau fait le tiers du notre. Cela lui permet d’avoir des discussions sur un mode plus intime et change totalement la relation qui s’instaure avec son interlocuteur. Le besoin d’espace est relatif, et on peut dans un espace très grand proposer des espaces très petits et confinés.

En tant qu’humain, on a aussi besoin d’intimité, de petits espaces où on peut s’isoler, se réfugier : la cabane, le lit, sous la table avec un drap, la voiture.

Patrick Jouin, Designer, Agences Jouin Manku et Patrick Jouin iD

Même les meilleurs éléments peuvent se sentir isolés. Quand j’ai une totale confiance en quelqu’un, je le laisse gérer seul son projet. Or, quand on laisse quelqu’un seul sur un travail, il se sent isolé. C’est parfaitement humain : on s’accomplit dans son travail, mais ce travail n’existe que s’il est reconnu par mes collègues et mes supérieurs. C’est par le regard d’autrui que j’existe. On vient au bureau pour s’accomplir, et cet accomplissement passe par la reconnaissance par le collectif.